6 Juin
Nous avons finalement reçu notre
pièce faite sur mesure, réinstallé le safran et remis Ambition à l’eau hier
matin : Hourra! On a tellement hâte de reprendre la mer, et de poursuivre
notre route. Nous étions forcés d’interrompre notre voyage pour une seconde
fois, et il nous tardait de quitter ce chantier maritime inhospitalier!
Entourés de voiliers, catamarans et yachts remisés pour la saison estivale des
ouragans, sur un grand terrain de gravelles et de poussières, nous étions loin
de nos paysages idylliques auxquels nous avions eu droit aux Bahamas. Endroit
clos, il manquait de vent, et la chaleur était insupportable. Les moustiques qui empêchaient mon capitaine
de dormir, bref, vivement sortir d’ici.
De plus, il faut l’avouer, rester
à terre nous coûte cher! Nous avons profité de cette pause forcée pour faire le
plein de nouveaux équipements, pièces de rechange, réserves d’épicerie, réserves
de vin, magasinage, etc. Reprendre la mer a le mérite qu’on ne dépense pas!
Nous retiendrons de St-Augustine son quartier historique charmant avec ses rues
piétonnières, ses belles terrasses et ses chansonniers. On se souviendra du
magnifique Lions Bridge ainsi que la vue sur la ville et son vieux fort devant
la marina municipale lorsque nous étions au mooring pour la première semaine. On
se souviendra de Andrew qui a géré la réparation du safran mais pas de son
patron Mark qui nous « bullshitait » tout le temps! On se rappela de
Jérémie, un australien juste à côté de nous qui vit sur son voilier, seul, qui
prend une pause professionnelle pour travailler à temps plein, sur son voilier.
Nous avons eu de belles soirées en sa compagnie et avons apprécié tout le
matériel qu’il nous a prêté pour faire de la fibre de verre.
Nous étions prêts à partir la
journée même mais c’est mère nature qui n’a pas voulu. Mes réserves de
fruits-légumes et repas étaient déjà préparées. Les bidons d’essence remplis.
Le dinghy attaché sur le pont et son moteur bien remisé à sa place. On ne peut
les laisser sur l’arche arrière en pleine mer. Ça ne prend qu’une seule haute vague
déferlante qui arrive par l’arrière et tout arrache… Nous avons fait notre
analyse des conditions météos avec notre collaborateur Philippe, et nous avons
dû remettre le départ au lendemain. Les vents étaient trop rares pour cette
longue traversée, et surtout, il annonçait une dépression passant sur notre
chemin, dans 3 jours. Nos cours de météo ont été pertinents car maintenant on
comprend les données fournies par la NOAA, on peut mieux lire des fichiers
Grib, et interpréter ce qui se passe sur les eaux. Il nous faut identifier les
basses et les hautes pressions ainsi que leurs directions, les forces de vents,
les hauteurs des vagues, et les endroits où on ne veut pas y être…
Heureusement, nous avons aussi pris
le temps, avec Philippe (un gros merci pour sa disponibilité et son support!),
de mieux connaître les outils à notre disposition, notamment le logiciel
Weather 4D. Même chose avec l’outil Fastseas. Ces deux logiciels nous aident à
faire nos routes une fois rendu sur l’océan. On ne peut pas aller en ligne
droite jusqu’à notre destination finale, ce serait beaucoup trop facile! Avec
des paramètres fournis au programme (ex : performance spécifique à notre
voilier, notre tolérance aux forces des vents, notre seuil de vitesse où on
décide de partir le moteur car les voiles ne suffisent plus, etc), alors avec
ces paramètres, et une analyse des vents et leurs directions par le programme,
ça nous sort une route spécifique pour se rendre. Ça nous produit une liste de way
points (changements de direction à des endroits précis sur les latitudes et
longitudes de la mappe) qui nous guident pour prendre la route optimale. Nous
sommes en mesure de produire une route sinueuse pour nous faire profiter des
meilleurs vents et surtout pour nous faire éviter le mauvais temps. Je suis en
mesure de télécharger ces résultats sur une micro carte et de transférer ces
données directement sur le GPS du bateau ainsi que sur ma tablette. Mieux
encore, je suis en mesure d’aller chercher ces données avec notre radio HF, en
pleine mer sans accès à wifi, de façon quotidienne, afin de s’assurer d’avoir
les plus récentes données météo et d’ajuster la route en conséquence. C’est
tout à fait fascinant! Moi à qui les nouvelles technologies rebutent toujours,
et bien je suis soudain toute excitée d’utiliser ces nouveaux outils. Oui, ma
fille Marianne, tu n’en reviendrais pas de me voir jouer avec ces bébelles! Toi
qui doit toujours organiser mes gadgets électroniques et me donner les
instructions pour s’en servir ;-)
Alors nous avons quitté le quai
protecteur de la marina le 6 juin, à 18h, pour se lancer vers l’inconnu. 880 MN
à faire, ce qui devrait prendre environ 7 jours consécutifs pour s’y rendre.
Nous avons préféré partir en marée haute avec les courants en notre faveur pour
sortir de la petite rivière ainsi que du Inlet de St-Augustine. Aussitôt les
amarres lancées, il s’est mis à tomber des clous. Un orage intense qui je
crois, voulait simplement nous rappeler que c’est la nature qui mène, pas nous…
La première nuit fût plus calme
qu’on le pensait. On s’attendait bénéficier de bons vents pour les 2-3 premiers
jours en suivant la queue de la dépression venant de l’ouest. Dans les faits,
le vent est tombé et nous avons dû faire 10 heures de moteur. Dès la première
nuit, on a dû utiliser notre précieux diesel. Ça commence mal… Il nous faut
absolument économiser l’essence car on sait que pour les 3 derniers jours, il
n’y aura pas de vent… Nous devrions avoir une autonomie de 90h-100h de moteur.
7 juin
132 NM (milles nautiques) de
parcourus
Cette seconde nuit fût rapide.
Des vents au portant de 25-30kts, ça décoiffe. On a joué avec les voiles et on
formait une très bonne équipe. Tous les deux étions ravis d’être sur l’eau.
Nous avions la pleine lune qui éclairait la nuit de façon spectaculaire. Le
safran se comportait très bien, nous étions contents.
Pendant le jour, nous avons
traversé de nombreuses cellules orageuses assez impressionnantes. Ça tombait
comme des clous. Nous avons apprécié les côtés en plastique qui s’attachent au
bimini (full enclosure) pour nous protéger un peu. Mais avec un vent arrière ça
prenait quand même l’imperméable. Ce n’était pas des orages tropicaux avec des
vents de malade. Nous avons eu droit à des grosses averses qui aplatissent les
crêtes des vagues tellement elles sont lourdes et intenses. Mais toujours avec
des vents réguliers et gérables donc pas d’inquiétude. La mer se transformait
comme des dunes de sable à l’infini à cause de la force de la pluie. C’était un
très beau spectacle.
8 juin
130 NM de parcourus
Un temps nuageux avec une pluie
fine nous a accompagné toute la journée. Une chance que Stéphane eût pris le
temps de calfeutrer toutes les sources où de l’eau pouvait entrer! Nous sommes
en pleine période d’amarinage (j’aime bien ce mot, même si ça évoque des
moments difficiles!). Malgré une patch Transderm et des Stugeron, j’ai vomi 4
fois depuis 2 jours. Mais la bonne nouvelle est qu’entre ces moments
désagréables, je me sente mieux que lors de mes premières traversées! Avant je
me sentais misérable, nauséeuse, fatiguée, toute la journée. Là, les nausées
arrivent rapidement (parce que j’ai passé un peu trop de temps dans la cabine)
mais repartent aussi vite. Stéphane prend seulement des Stugeron et ça se passe
très bien pour lui heureusement. Il a déjà eu le mal de mer dans le passé mais
depuis que nous naviguons ensemble, ça se passe bien.
9 Juin
102 NM de parcourus
J’aime la navigation de nuit.
Nous avons la pleine lune depuis 3 jours et la mer est magique. Ça scintille
partout sur l’eau devant cette astre lumineux et on se sent bien. Je pense
beaucoup à mon Julien durant la nuit. Je me rappelle tant de beaux souvenirs.
Ensuite je réalise tout ce qu’il ne verra pas dans sa courte vie et ça me fait
mal, tellement mal. Mais pour la première fois depuis son départ, je le sens
avec moi, par petits moments. Il m’accompagne…parfois. C’est une nouvelle
sensation que je ressens. Je crois que le deuil progresse…
Habituellement les équipages qui
font des traversées conviennent des quarts de veille pour chacun et s’en tienne
à cet horaire. Ça peut être à toutes les 3h ou 4h par exemple, en rotation sur
24h. Lorsque c’est le temps de ton quart, tu es responsable entièrement du
bateau, pour laisser l’autre se reposer. Dans notre cas, on préfère y aller
selon les besoins immédiats de chacun. On ne dort que quelques miettes à la
fois au début. Alors on échange nos rôles souvent. Le premier qui est fatigué
va se coucher. Les premiers jours d’une traversée, on ne sent pas le besoin de
dormir dans le jour. Comme on dort peu la nuit (les mouvements et les bruits
peuvent être assez perturbants!), alors la fatigue s’installe rapidement. Après
3 jours sans trop dormir, n’importe qui tombe à un moment donné! Alors on se
met finalement à dormir quelques heures d’un sommeil profond, et à être en
mesure de dormir aussi dans le jour. Aujourd’hui fût une journée de récupération.
On se croisait pour de courts moments et il y en avait presque toujours un de
nous qui était couché. Même sans dormir profondément, juste sommeiller fait du
bien. On commence à prendre un rythme et on se sent déjà beaucoup plus en
forme.
10 Juin
82 NM seulement de parcourus
Philippe nous envoie à chaque
jour son analyse des cartes météo pris sur le web ainsi qu’une nouvelle route
Weather 4D. De mon côté je sors mon fichier Grib pour la situation globale de
l’Atlantique ainsi que mon routage Fastseas. Le problème est qu’en confrontant
les deux routes, ça nous fait passer par des endroits différents…oups! Lequel choisir? Selon notre interprétation
des différentes sources d’information, on décide de suivre tantôt une route,
tantôt l’autre. Erreur car le lendemain, les routes sont à nouveau modifiées et
on doit à nouveau changer de cap.
Aujourd’hui, nous avons passé la
nuit en direction sud pour trouver des vents plus soutenus, et la journée en
direction nord pour les mêmes raisons. Résultat : on n’a pas beaucoup
progressé vers l’est, qui est la route directe vers les Bermudes… De plus, le
vent est faible et il nous fait avancé qu’à du 3-4 Kts/heure. Mais le pire,
c’est qu’il vient de l’est! On ne peut naviguer avec un vent de face. On doit
faire de grands tacs, ce qui ralenti notre course considérablement.
Heureusement les conditions de navigation sont très agréables. Un beau soleil,
température autour de 25 degré le jour, 20 la nuit. Des vagues de seulement 2-3
pieds. Malgré que nous sommes au près serré, on ne brasse pas beaucoup. Je n’ai
plus du tout le mal de mer et plus besoin de médicaments. C’est donc vrai
finalement que l’amarinage se passe au bout de 3 jours. A moins que je n’ai pas
encore gouté à une vrai mer agitée…
11 Juin
78 NM seulement de parcourus
Même chose qu’hier. Un vent de
l’est qui nous empêche de prendre une route directe. On a parcouru beaucoup
plus que 78 NM mais en absolu vers notre destination finale, ça fait que 78… Les
way points nous proposent soit d’aller beaucoup trop au nord, ou soit de suivre
un axe ouest-est mais plus au sud. Nous sommes dans un étroit couloir, entre 2
fronts, et on n’ose pas trop s’aventurer ni d’un bord, ni de l’autre. Les
conditions de navigations actuelles sont exceptionnelles. On avance vraiment pas
vite, mais on n’est pas dans le trouble. Et on doit réserver notre carburant
pour les 3 derniers jours où on entrera dans un anticyclone. On doit se
résigner que ça va prendre plus de 8 jours à se rendre. Mais avec ce beau
temps, emmènes en de la mer! Il fait
beau, on a repris nos forces et nos esprits, on vogue tranquillement sur une
mer douce.
J’aimerais vous décrire le bleu
de la mer lorsqu’il y a plein soleil. Ce n’est pas un bleu turquoise comme dans
les mers du sud. Ce n’est pas le bleu du ciel. Ce n’est pas non plus un bleu
foncé, presque noir, lorsqu’il ne fait pas beau ou lorsque le soleil est
couché. Le bleu de la mer est d’un bleu unique et magique. J’aime regarder
cette couleur intense, avec les petits moutons blancs qui tombent sur les
crêtes, et les remous blancs que notre bateau laisse dans son sillon. C’est
d’une beauté tel que décrit dans les livres.
Les couchers de soleil sont magnifiques aussi. Lorsqu’il y a quelques
nuages, le ciel se rempli de milles teintes de jaunes, oranges, roses, violets.
Je me dis à chaque fois que je suis privilégiée de vivre ça. Une chance que ces
moments de grâce viennent effacer les journées de pluie ou de gros temps, ou
qu’on se fait brasser comme dans un manège de LaRonde, qu’on vomi, et qu’on se
dit « mais dans quoi je me suis embarquée! »
Mais mes moments préférés sont
les levés du soleil. Les lueurs qui naissent tranquillement. On voit
progressivement la couleur du ciel et de la mer changer. On se dit que wow,
déjà une nouvelle journée qui commence, que la nuit a passé vite! Je suis seule
dans le cockpit à ce moment car Stéphane dort dans ces heures-là et je me sens
bien. Pour ceux qui se demande, nous ne sommes pas à la barre constamment,
rassurez-vous. Le pilote automatique fonctionne bien alors de jour comme de
nuit, on peut s’assoir confortablement sur une banquette, et à seulement à
toutes les 15-20 min, jeter un œil sur le GPS pour voir les directions du vent
et sur la radio VHF pour chercher si un navire ou un cargo est sur notre route
avec son identifiant AIS. Aussi on doit tendre l’oreille pour écouter les
voiles. Si elles sont bien ajustées, si les penons sont droits, tout va bien.
Si on entend un moindre fassaillement, il faut agir, soit avec les voiles, soit
notre direction. Alors par moment on peut même dormir dans le cockpit, un petit
roupillon de 15 min qui est très réparateur.
Dans les premiers jours, il
n’était pas question de lire, ni d’écrire, car ça nous causait des nausées.
Avec la fatigue, et le fait de ne rien faire nous fait somnoler souvent. Maintenant
que nous sommes en mesure de mieux se reposer, de manger de petites quantités
mais plus souvent, et que la mer nous offre un doux bercement plutôt que des
grands coups violents, on prend le temps enfin de lire, de jouer au Scrabbles
sur la tablette, d’écouter de la musique, et de discuter.
Stéphane et moi sommes 24h sur
24h ensemble depuis des mois, dans un espace restreint, et on a toujours autant
de plaisir d’être ensemble. Quel bonheur! On se dit souvent à quel point on est
chanceux de s’avoir. Nous sommes à l’écoute des besoins de l’autre et on se
respecte énormément. On ne se tape pas sur les nerfs, on a une excellente
communication, et on rit beaucoup. C’est vraiment exceptionnel et je suis
remplie de gratitude d’avoir croisé son chemin!
12 Juin
77 NM seulement de parcourus
La nuit fût très lente. On n’a
jamais navigué en faisant si peu de distance, et c’est la 3e journée
comme ça. Une légère brise de moins de 10kts. On sait que le vent va tomber
complètement demain jusqu’à notre arrivée aux Bermudes. On ne veut pas partir
le moteur tant que nous avons du vent. Il n’est pas fort mais on profite de ce
qu’il nous offre. On avance à du 2-3Kts/h. C’est calme, tranquille, relaxe. Le
problème est qu’il est toujours de face ce vent et qu’il nous empêche d’aller
vers l’est. On se rallonge en plus. Lorsque je barrais à la main, je pouvais
maintenir un près plus serré (plus près de notre ligne de direction) qu’avec le
pilote automatique. Mais il est difficile de barrer pendant de longues heures.
J’ai beaucoup de respect pour les navigateurs anciens qui n’avaient pas cet
équipement indispensable.
Au matin le vent était à 5kts et
est passé à 3kts. Impossible d’avancer à voile. On a fait nos calculs et on
devrait être autonome en diesel jusqu’à notre arrivée, selon la distance qui
nous sépare en ligne droite. On démarre la machine très bruyante et on se
résigne à rentrer les voiles. On ne peut même pas s’aider en faisant voiles et
moteur puisqu’on se dirige toujours face au vent. La ligne droite est plus
rapide que les grands détours que nous font prendre les way points. On apprend.
J’ose croire que ces way points calculés par un programme nous serons plus
utiles pour éviter du mauvais temps un jour…
Il fait encore très beau et
chaud, et la mer est vraiment calme. Mon capitaine en profite pour à nouveaux
inspecter le bateau de fond en comble. Quelques gouttes entrent encore…Rien de
grave mais assez pour abimer le bois. Après tous les efforts qu’il a déployés
pour s’assurer que rien n’entre, c’est difficile à avaler. Il se rend compte que malgré toutes les
précautions, la vigilance, les efforts quotidiens mis pour que le bateau soit
parfait, c’est un objectif impossible à atteindre. Il trouve difficile de
devoir s’y résigner. Je tente de l’encourager du mieux que je peux.
Nous sommes entourés d’eau à
perte de vue depuis maintenant 6 jours. On a croisé à peine 5-6 cargos et de
très loin. Aucun voilier ni autre bateau de plaisance en vue. Par contre on
voit plusieurs oiseaux marins qui virevoltent autour de nous. A plus de 400 milles des côtes, on se demande
bien comment ils font pour tenir le coup. Ils planent, tourbillonnent, rasent
l’eau, et reprenne leur envol pour nous suivre pendant des heures. Ils ont un
petit corps à plumage blanc mais de très longues ailes. On fera des recherches
pour au moins pouvoir les nommer.
Il est difficile de pêcher car une
sorte d’algues, qui ressemble à des petites billes attachées ensemble, flotte
partout sur l’eau depuis notre départ. Elle s’empêtre dans la ligne qui traine
dernière le bateau. Comment ces herbes sont arrachées du fond de l’océan (qui
est ici à plus de 18,000 pi de profondeur!) et viennent flotter à la surface ? Et
tout à coup, ça mord! Branlebas de combat comme à chaque fois. On doit ralentir
notre vitesse. On rentre les coussins et tout ce qui traîne dans le cockpit
pour éviter de les salir (car un poisson qui saute dans le cockpit, ça peut
éclabousser partout!). On se déshabille pour ne pas tâcher nos vêtements (!)
Seules nos vestes de sécurité nous couvrent et avec notre harnais, on s’attache
au bateau. On ne sait jamais si un gros poisson peut nous faire basculer à
l’eau pendant le combat. Stéphane s’occupe de la ligne à pêche et moi je
descends sur la plage arrière pour atteindre le fil qui s’étire dans l’eau sur
plus de 300pi. Avec des gants je ramène tranquillement le fil afin de libérer
de la tension dans notre ligne trop fragile. C’est un gros poisson car il est
lourd. Il ne se débat pas comme les mahi-mahi, mais force vers le fond. A deux on
le ramène lentement à la plage. Stéphane vient me remplacer sur la plage
pendant que je prends sa place à la ligne. Un vrai travail d’équipe. Avec le
crochet il peut facilement le monter sur la plage. Il ne combat vraiment pas.
Je lui mets du rhum dans les branchies pour l’endormir mais il était déjà
presqu’immobile. C’est notre premier thon (un Black fin tuna, assez courant en
Atlantique). Il est magnifique! Tout argenté, bien dodu, et de belles lignes
noires sur son côté. Il saigne beaucoup et en met partout, imaginez la scène
pour mon capitaine! Stéphane fera de beaux gros filets que je préparerai en
portions et mettrai au congélateur. Nous avons pour au moins 12 portions de
beaux steaks de thon rouge, 1 ½ po d’épais. J’ai mariné 2 portions (si
fraîches!) dans un mélange de sauce soya et sirop d’érable, enroulé de graines
de sésame, et seulement saisi sur le BBQ. Il était succulent! Plus tendre et
plus fin comme goût que le thon acheté chez nous. Mon homme était bien fier!
Dans la nuit précédente, nous
avons eu un petit poisson volant qui a sauté trop haut et qui est venu mourir
sur notre pont. J’avais lu des récits de navigateurs qui en parlait mais
lorsque ça nous arrive à nous, c’est spécial.
13 Juin
127 NM de parcouru
Toujours le calme plat sur
l’océan. Pas de vent, pas de vagues, mais un gros soleil. Nous sommes au moteur
depuis hier matin sans arrêt. A 4h ce matin, lorsque Stéphane s’est réveillé,
il a transféré les 4 bidons d’essence (4 x 5 gallons) attachés sur le pont,
dans notre réservoir. Ils ont tous rentrés…ça veut dire qu’on avait déjà
consommé plus de la moitié de notre réservoir. On ne peut pas se fier à la
jauge car elle n’est pas précise. Je valide à nouveau notre consommation à
l’heure inscrite dans notre journal de bord. Je calcule la distance à parcourir
encore, nos heures moteurs restantes, et on devrait être autonome jusqu’à la
fin. Ça nous soulage mais on doute. Et définitivement on préfèrerait de loin
terminer notre parcours à la voile.
On vit dans notre bulle,
complètement déconnecté (sauf pour les communications HF), où la notion du
temps n’a aucune importance, et on est bien. On se sent libre, sans aucune
restriction de temps. Je me rends compte que c’est un grand luxe de ne pas être
pressé aujourd’hui. C’est la première fois que je ressens cette émotion. On ne
s’ennuie pas. On n’est pas fatigués d’être sur l’eau. C’est notre 7e
journée et aussi incroyable que ça puisse paraître, tous les deux on trouve que
ça passe vite. Il faut avouer que nous avons des conditions exceptionnelles.
Peut-être aurais-je un autre discours si la mer était plus agitée…
Mais depuis notre départ nous
avons notre routine, chacun de notre côté, et nos moments ensemble, surtout
pour les repas. On a chacun nos tâches à faire mais on en profite aussi pour
lire, écrire, étudier de nouvelles notions météo, etc. J’ai des centaines de
livres numériques sur la tablette, gracieuseté de nos amis de Néméa. Ça fait
longtemps que je n’ai pas eu la chance de lire autant. Je lis aussi sur les
Acores et la navigation dans ce coin-là. Nous avons vraiment hâte d’aller
visiter ces îles merveilleuses, de l’autre côté de l’Atlantique! Bientôt!
14 juin
116 NM de parcouru
La nuit dernière, je suis de
veille et je vois que notre jauge de diesel indique qu’on touche le rouge! Il
nous reste 180 NM à faire et toujours pas de vent. Je réveille Stéphane car
j’ai des doutes qu’on se rende. On doit mettre le moteur mais pour combien de
temps? On ne peut se fier à la jauge, ni à notre performance. On avait fait nos
calculs auparavant, dans l’intracoastal et la Cheasapeake et on devait
consommer 0.6G/h. Maintenant on dirait qu’on consomme nettement plus. Les vagues contre nous fait forcer le moteur et
consommer plus rapidement…
En pleine nuit (on a perdu la
notion du temps car on fonctionne à « on » 24h/24h), Stéphane retire
tout dans la chambre arrière, rejoint le réservoir de diesel, retire tout le
scellant et les vis du couvercle et mesure la quantité de carburant à même ce
réservoir enfoui loin en dessous. On estime qu’il reste environ le tiers de sa
capacité. Un tiers égal environ 13 G. On doit se rendre jusqu’à la fin avec ça.
On sait selon les prévisions météo qu’une légère brise devrait se lever durant
la journée, on se croise les doigts.
Comme prévu, au lever du jour,
une petite brise d’à peine 6-7 kts venant du SO est suffisante pour mettre
notre Genneker. Ça fonctionne et on naviguera avec cette voile jusqu’à tard
dans la prochaine nuit. On avance, et on sauve notre carburant.
Un léger frimas chatouille les vagues à la surface mais en dessous, c’est d’un calme! De longues vagues qui montent lentement et redescendre lentement, on dirait vraiment des poumons qui se gonflent, que la mer respire profondément. C’est magnifique.
La dernière journée s’achève, on se fait un bon repas de thon, un bon verre de vin, le coucher de soleil est radieux et on se dit qu’on est vraiment chanceux de vivre ça! Tous les deux, nous sommes dans un état de pur bonheur qu’on partage ensemble. Je pense à mon fils, toujours, et il sait que je suis heureuse. Comme moi je sais qu’il était heureux juste avant de nous quitter…
15 juin
Arrivée aux Bermudes
En me réveillant ce matin vers
5h, Stéphane me montre la côte. On voit le sud de l’Ile des Bermudes.
Contrairement à ce qu’on voit dans les films, on n’a pas du tout l’envie de
crier « terre! terre!». On pense juste à notre atterrissage! Comment ça va
se passer? On parle avec Radio Bermuda pour les informer de notre arrivée. On
doit fournir un tas d’informations avant notre arrivée. Ensuite les
questions : Est-ce que les bouées pour entrer dans le canal étroit pour se
rendre dans le Harbourg de St-George sont facilement identifiables? Est-ce
qu’il y aura beaucoup de trafic compte tenu des finales de America Cup qui se
tiennent justement ici en ce moment? Est-ce qu’on va trouver le quai pour se
rendre aux douanes? Est-ce que ce quai sera facile à accoster? De quel côté?
Est-ce qu’on pourra ancrer librement même si on s’attend à une foule de bateaux
pour l’occasion de cette régate très connue partout dans le monde? Mais
l’angoisse de mon capitaine est l’essence. Est-ce qu’on va se rendre?
Et bien oui on s’est rendu! Au
moteur et à la voile..., sous quelques averses. Nous avons croisé de
magnifiques voiliers de performance, de véritables chefs d’œuvre, s’en aller à
leur compétition, à leur bord un bel équipage tous habillée pareil. Ce n,était pas les supers bolides de l’America Cup car eux sont à Hamilton, à l'autre bout de l'Ile. Mais quand même ils étaient impressionnants. Il y avait pas mal de trafic et parmi toutes ces activités, se tenait une autre régate pour des
voiliers ordinaires et ils sortaient du canal, tous sous voiles, lorsque nous,
on entrait. Les ferrys qui entrent et qui sortent. Les nombreux voiliers ancrés
dans le port, le va et vient de bateaux partout, nous avons bien trouvé le quai
des douanes. On a bien fait ça. Les formalités de douanes se font faites
rapidement. On est reparti aussitôt pour aller ancrer. On a trouvé un endroit
parfait parmi la foule de voiliers ancrés dans le port et on a finalement
déposer notre ancre pour les prochains jours. Mission accomplie d’une première
étape!
Au total nous avons parcouru 922
NM, avons fait 70 heures moteur, et 140 heures de voiles. Ça nous a pris 8 ½
jours au lieu de 7 prévus mais on a le luxe d’avoir tout notre temps alors il
n’y a rien là! Nous sommes ravis de cette traversée relativement facile et très
agréable. Si toutes les traversées étaient comme celle-ci, je repartirais tout
de suite avec mon homme! Il me demande si je regrette de ne pas faire la
prochaine étape : Bermudes-Acores, 1800MN? Si je savais que les conditions
seraient faciles, oui je partirais. Mais j’ai promis que j’irais à Montréal.
J’ai hâte de revoir mes filles, ma famille, mon monde. Toutefois, je réalise
que j’aime cette vie à bord toute simple, ce vase clos, cette promiscuité mais
surtout cette complicité, cet amour entre nous, cette communion avec la nature,
ce rythme lent. Toute ma vie j’ai été dans le feu de l’action. Constamment en
représentation, à montrer l’image de moi que je désirais, auprès de mes clients
et collègues, mes employés, mes amis, ma famille. Toute ma vie en train de
faire plein de projets, de socialiser (beaucoup!), de performer (trop!), de
bouger, de prendre soin de mes enfants, de tout le monde. Maintenant je vis
retirée avec mon homme, sans rôle à jouer, sans maquillage, au naturel. Je me
repose même si la navigation peut être exigeante. En fait je me repose de ma
vie d’avant… et j’aime ça!
Le point de vue de
Stéphane :
Autant cette nouvelle vie est
idyllique pour moi, autant elle est difficile, stressante, frustrante pour lui.
Heureusement que son rêve de voyager et découvrir de nouveaux horizons est plus
grand encore que les tâches à faire et le stress de la navigation. Mais pour
combien de temps?
Par exemple, après tout le
travail acharné accompli à St-Augustine, notre Inverter (appareil qui
transforme le 12 volt du bateau en 120V) nous a lâché pendant la
traversée : il a passé la journée d’hier à tenter de trouver le problème
sans succès. L’appareil est vraiment mort et aucune source d’approvisionnement
ici aux Bermudes. Ce bris s’ajoute à tous les menus travaux qu’il doit faire
avant de repartir, en plus de trouver la cause des gouttes d’eau qui entrent
encore dans le bateau… Aussitôt qu’il termine une tâche, deux autres s’ajoutent
encore. C’est sans fin! Il ne peut jamais être en paix et relaxer!
C’est sans compter la navigation.
Il voudrait tant avoir plus d’expériences, plus de connaissances, plus de
confiance en lui. Chaque situation qu’on vit est nouvelle. Et c’est lui qui a
toute la pression sur ses épaules. En tant que capitaine, il doit constamment
prendre les bonnes décisions, faire les bons choix, agir selon les bonnes
pratiques de navigation pour toujours être en sécurité mais naviguer de façon
performante. Toute cette pression est stressante.
Sans remettre en question notre
expédition, il est un peu désillusionné. Il souhaite partager ce point de vue
avec d’autres navigateurs. Les avertir que ce n’est pas toujours facile, que
les obstacles sont très nombreux, que tout n’est pas toujours rose.
J’ose croire que cette
désillusion est temporaire. Elle est principalement causée par le travail à
faire tout le temps. A chaque fois qu’il sort un outil, il doit vider les
coffres. A chaque fois qu’il a besoin d’une pièce, il doit revirer le bateau à
l’envers pour l’atteindre. Quand je
disais que tout est un obstacle… Le plus frustrant pour lui est de voir les
autres navigateurs se reposer sur leur bateau pendant que lui s’acharne. Il
reconnaît toutefois qu’il se met la barre haute mais c’est sa nature, il en a
toujours été ainsi. Je tente de l'encourager et le supporter car je ne peux certainement prendre les outils à sa place...alors je prends en charge d'autres responsabilités du mieux que je peux.
Il m’affirme qu’il est tout de
même heureux, et qu’il est content de réaliser son rêve. Il n’aura jamais le
regret de se dire « j’aurais dû le faire »…
Hi, it was so nice to meet you in St Augustine. Glad to see you had a safe and enjoyable passage to Bermuda... I enjoy your blog (even if only by google translate!) Perhaps we'll meet again some day :-) Jeremy, "Seraphina"
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