samedi 17 juin 2017

Traversée vers les Bermudes

6 Juin

Nous avons finalement reçu notre pièce faite sur mesure, réinstallé le safran et remis Ambition à l’eau hier matin : Hourra! On a tellement hâte de reprendre la mer, et de poursuivre notre route. Nous étions forcés d’interrompre notre voyage pour une seconde fois, et il nous tardait de quitter ce chantier maritime inhospitalier! Entourés de voiliers, catamarans et yachts remisés pour la saison estivale des ouragans, sur un grand terrain de gravelles et de poussières, nous étions loin de nos paysages idylliques auxquels nous avions eu droit aux Bahamas. Endroit clos, il manquait de vent, et la chaleur était insupportable.  Les moustiques qui empêchaient mon capitaine de dormir, bref, vivement sortir d’ici.

De plus, il faut l’avouer, rester à terre nous coûte cher! Nous avons profité de cette pause forcée pour faire le plein de nouveaux équipements, pièces de rechange, réserves d’épicerie, réserves de vin, magasinage, etc. Reprendre la mer a le mérite qu’on ne dépense pas! Nous retiendrons de St-Augustine son quartier historique charmant avec ses rues piétonnières, ses belles terrasses et ses chansonniers. On se souviendra du magnifique Lions Bridge ainsi que la vue sur la ville et son vieux fort devant la marina municipale lorsque nous étions au mooring pour la première semaine. On se souviendra de Andrew qui a géré la réparation du safran mais pas de son patron Mark qui nous « bullshitait » tout le temps! On se rappela de Jérémie, un australien juste à côté de nous qui vit sur son voilier, seul, qui prend une pause professionnelle pour travailler à temps plein, sur son voilier. Nous avons eu de belles soirées en sa compagnie et avons apprécié tout le matériel qu’il nous a prêté pour faire de la fibre de verre. 

Nous étions prêts à partir la journée même mais c’est mère nature qui n’a pas voulu. Mes réserves de fruits-légumes et repas étaient déjà préparées. Les bidons d’essence remplis. Le dinghy attaché sur le pont et son moteur bien remisé à sa place. On ne peut les laisser sur l’arche arrière en pleine mer. Ça ne prend qu’une seule haute vague déferlante qui arrive par l’arrière et tout arrache… Nous avons fait notre analyse des conditions météos avec notre collaborateur Philippe, et nous avons dû remettre le départ au lendemain. Les vents étaient trop rares pour cette longue traversée, et surtout, il annonçait une dépression passant sur notre chemin, dans 3 jours. Nos cours de météo ont été pertinents car maintenant on comprend les données fournies par la NOAA, on peut mieux lire des fichiers Grib, et interpréter ce qui se passe sur les eaux. Il nous faut identifier les basses et les hautes pressions ainsi que leurs directions, les forces de vents, les hauteurs des vagues, et les endroits où on ne veut pas y être…

Heureusement, nous avons aussi pris le temps, avec Philippe (un gros merci pour sa disponibilité et son support!), de mieux connaître les outils à notre disposition, notamment le logiciel Weather 4D. Même chose avec l’outil Fastseas. Ces deux logiciels nous aident à faire nos routes une fois rendu sur l’océan. On ne peut pas aller en ligne droite jusqu’à notre destination finale, ce serait beaucoup trop facile! Avec des paramètres fournis au programme (ex : performance spécifique à notre voilier, notre tolérance aux forces des vents, notre seuil de vitesse où on décide de partir le moteur car les voiles ne suffisent plus, etc), alors avec ces paramètres, et une analyse des vents et leurs directions par le programme, ça nous sort une route spécifique pour se rendre. Ça nous produit une liste de way points (changements de direction à des endroits précis sur les latitudes et longitudes de la mappe) qui nous guident pour prendre la route optimale. Nous sommes en mesure de produire une route sinueuse pour nous faire profiter des meilleurs vents et surtout pour nous faire éviter le mauvais temps. Je suis en mesure de télécharger ces résultats sur une micro carte et de transférer ces données directement sur le GPS du bateau ainsi que sur ma tablette. Mieux encore, je suis en mesure d’aller chercher ces données avec notre radio HF, en pleine mer sans accès à wifi, de façon quotidienne, afin de s’assurer d’avoir les plus récentes données météo et d’ajuster la route en conséquence. C’est tout à fait fascinant! Moi à qui les nouvelles technologies rebutent toujours, et bien je suis soudain toute excitée d’utiliser ces nouveaux outils. Oui, ma fille Marianne, tu n’en reviendrais pas de me voir jouer avec ces bébelles! Toi qui doit toujours organiser mes gadgets électroniques et me donner les instructions pour s’en servir ;-)

Alors nous avons quitté le quai protecteur de la marina le 6 juin, à 18h, pour se lancer vers l’inconnu. 880 MN à faire, ce qui devrait prendre environ 7 jours consécutifs pour s’y rendre. Nous avons préféré partir en marée haute avec les courants en notre faveur pour sortir de la petite rivière ainsi que du Inlet de St-Augustine. Aussitôt les amarres lancées, il s’est mis à tomber des clous. Un orage intense qui je crois, voulait simplement nous rappeler que c’est la nature qui mène, pas nous…
La première nuit fût plus calme qu’on le pensait. On s’attendait bénéficier de bons vents pour les 2-3 premiers jours en suivant la queue de la dépression venant de l’ouest. Dans les faits, le vent est tombé et nous avons dû faire 10 heures de moteur. Dès la première nuit, on a dû utiliser notre précieux diesel. Ça commence mal… Il nous faut absolument économiser l’essence car on sait que pour les 3 derniers jours, il n’y aura pas de vent… Nous devrions avoir une autonomie de 90h-100h de moteur.

7 juin

132 NM (milles nautiques) de parcourus

Cette seconde nuit fût rapide. Des vents au portant de 25-30kts, ça décoiffe. On a joué avec les voiles et on formait une très bonne équipe. Tous les deux étions ravis d’être sur l’eau. Nous avions la pleine lune qui éclairait la nuit de façon spectaculaire. Le safran se comportait très bien, nous étions contents.

Pendant le jour, nous avons traversé de nombreuses cellules orageuses assez impressionnantes. Ça tombait comme des clous. Nous avons apprécié les côtés en plastique qui s’attachent au bimini (full enclosure) pour nous protéger un peu. Mais avec un vent arrière ça prenait quand même l’imperméable. Ce n’était pas des orages tropicaux avec des vents de malade. Nous avons eu droit à des grosses averses qui aplatissent les crêtes des vagues tellement elles sont lourdes et intenses. Mais toujours avec des vents réguliers et gérables donc pas d’inquiétude. La mer se transformait comme des dunes de sable à l’infini à cause de la force de la pluie. C’était un très beau spectacle.

8 juin

130 NM de parcourus

Un temps nuageux avec une pluie fine nous a accompagné toute la journée. Une chance que Stéphane eût pris le temps de calfeutrer toutes les sources où de l’eau pouvait entrer! Nous sommes en pleine période d’amarinage (j’aime bien ce mot, même si ça évoque des moments difficiles!). Malgré une patch Transderm et des Stugeron, j’ai vomi 4 fois depuis 2 jours. Mais la bonne nouvelle est qu’entre ces moments désagréables, je me sente mieux que lors de mes premières traversées! Avant je me sentais misérable, nauséeuse, fatiguée, toute la journée. Là, les nausées arrivent rapidement (parce que j’ai passé un peu trop de temps dans la cabine) mais repartent aussi vite. Stéphane prend seulement des Stugeron et ça se passe très bien pour lui heureusement. Il a déjà eu le mal de mer dans le passé mais depuis que nous naviguons ensemble, ça se passe bien.

9 Juin

102 NM de parcourus

J’aime la navigation de nuit. Nous avons la pleine lune depuis 3 jours et la mer est magique. Ça scintille partout sur l’eau devant cette astre lumineux et on se sent bien. Je pense beaucoup à mon Julien durant la nuit. Je me rappelle tant de beaux souvenirs. Ensuite je réalise tout ce qu’il ne verra pas dans sa courte vie et ça me fait mal, tellement mal. Mais pour la première fois depuis son départ, je le sens avec moi, par petits moments. Il m’accompagne…parfois. C’est une nouvelle sensation que je ressens. Je crois que le deuil progresse…


Habituellement les équipages qui font des traversées conviennent des quarts de veille pour chacun et s’en tienne à cet horaire. Ça peut être à toutes les 3h ou 4h par exemple, en rotation sur 24h. Lorsque c’est le temps de ton quart, tu es responsable entièrement du bateau, pour laisser l’autre se reposer. Dans notre cas, on préfère y aller selon les besoins immédiats de chacun. On ne dort que quelques miettes à la fois au début. Alors on échange nos rôles souvent. Le premier qui est fatigué va se coucher. Les premiers jours d’une traversée, on ne sent pas le besoin de dormir dans le jour. Comme on dort peu la nuit (les mouvements et les bruits peuvent être assez perturbants!), alors la fatigue s’installe rapidement. Après 3 jours sans trop dormir, n’importe qui tombe à un moment donné! Alors on se met finalement à dormir quelques heures d’un sommeil profond, et à être en mesure de dormir aussi dans le jour. Aujourd’hui fût une journée de récupération. On se croisait pour de courts moments et il y en avait presque toujours un de nous qui était couché. Même sans dormir profondément, juste sommeiller fait du bien. On commence à prendre un rythme et on se sent déjà beaucoup plus en forme.

10 Juin

82 NM seulement de parcourus

Philippe nous envoie à chaque jour son analyse des cartes météo pris sur le web ainsi qu’une nouvelle route Weather 4D. De mon côté je sors mon fichier Grib pour la situation globale de l’Atlantique ainsi que mon routage Fastseas. Le problème est qu’en confrontant les deux routes, ça nous fait passer par des endroits différents…oups!  Lequel choisir? Selon notre interprétation des différentes sources d’information, on décide de suivre tantôt une route, tantôt l’autre. Erreur car le lendemain, les routes sont à nouveau modifiées et on doit à nouveau changer de cap.
Aujourd’hui, nous avons passé la nuit en direction sud pour trouver des vents plus soutenus, et la journée en direction nord pour les mêmes raisons. Résultat : on n’a pas beaucoup progressé vers l’est, qui est la route directe vers les Bermudes… De plus, le vent est faible et il nous fait avancé qu’à du 3-4 Kts/heure. Mais le pire, c’est qu’il vient de l’est! On ne peut naviguer avec un vent de face. On doit faire de grands tacs, ce qui ralenti notre course considérablement. Heureusement les conditions de navigation sont très agréables. Un beau soleil, température autour de 25 degré le jour, 20 la nuit. Des vagues de seulement 2-3 pieds. Malgré que nous sommes au près serré, on ne brasse pas beaucoup. Je n’ai plus du tout le mal de mer et plus besoin de médicaments. C’est donc vrai finalement que l’amarinage se passe au bout de 3 jours. A moins que je n’ai pas encore gouté à une vrai mer agitée…

 

11 Juin

78 NM seulement de parcourus

Même chose qu’hier. Un vent de l’est qui nous empêche de prendre une route directe. On a parcouru beaucoup plus que 78 NM mais en absolu vers notre destination finale, ça fait que 78… Les way points nous proposent soit d’aller beaucoup trop au nord, ou soit de suivre un axe ouest-est mais plus au sud. Nous sommes dans un étroit couloir, entre 2 fronts, et on n’ose pas trop s’aventurer ni d’un bord, ni de l’autre. Les conditions de navigations actuelles sont exceptionnelles. On avance vraiment pas vite, mais on n’est pas dans le trouble. Et on doit réserver notre carburant pour les 3 derniers jours où on entrera dans un anticyclone. On doit se résigner que ça va prendre plus de 8 jours à se rendre. Mais avec ce beau temps, emmènes en de la mer!  Il fait beau, on a repris nos forces et nos esprits, on vogue tranquillement sur une mer douce.

J’aimerais vous décrire le bleu de la mer lorsqu’il y a plein soleil. Ce n’est pas un bleu turquoise comme dans les mers du sud. Ce n’est pas le bleu du ciel. Ce n’est pas non plus un bleu foncé, presque noir, lorsqu’il ne fait pas beau ou lorsque le soleil est couché. Le bleu de la mer est d’un bleu unique et magique. J’aime regarder cette couleur intense, avec les petits moutons blancs qui tombent sur les crêtes, et les remous blancs que notre bateau laisse dans son sillon. C’est d’une beauté tel que décrit dans les livres.  Les couchers de soleil sont magnifiques aussi. Lorsqu’il y a quelques nuages, le ciel se rempli de milles teintes de jaunes, oranges, roses, violets. Je me dis à chaque fois que je suis privilégiée de vivre ça. Une chance que ces moments de grâce viennent effacer les journées de pluie ou de gros temps, ou qu’on se fait brasser comme dans un manège de LaRonde, qu’on vomi, et qu’on se dit « mais dans quoi je me suis embarquée! »

Mais mes moments préférés sont les levés du soleil. Les lueurs qui naissent tranquillement. On voit progressivement la couleur du ciel et de la mer changer. On se dit que wow, déjà une nouvelle journée qui commence, que la nuit a passé vite! Je suis seule dans le cockpit à ce moment car Stéphane dort dans ces heures-là et je me sens bien. Pour ceux qui se demande, nous ne sommes pas à la barre constamment, rassurez-vous. Le pilote automatique fonctionne bien alors de jour comme de nuit, on peut s’assoir confortablement sur une banquette, et à seulement à toutes les 15-20 min, jeter un œil sur le GPS pour voir les directions du vent et sur la radio VHF pour chercher si un navire ou un cargo est sur notre route avec son identifiant AIS. Aussi on doit tendre l’oreille pour écouter les voiles. Si elles sont bien ajustées, si les penons sont droits, tout va bien. Si on entend un moindre fassaillement, il faut agir, soit avec les voiles, soit notre direction. Alors par moment on peut même dormir dans le cockpit, un petit roupillon de 15 min qui est très réparateur.

Dans les premiers jours, il n’était pas question de lire, ni d’écrire, car ça nous causait des nausées. Avec la fatigue, et le fait de ne rien faire nous fait somnoler souvent. Maintenant que nous sommes en mesure de mieux se reposer, de manger de petites quantités mais plus souvent, et que la mer nous offre un doux bercement plutôt que des grands coups violents, on prend le temps enfin de lire, de jouer au Scrabbles sur la tablette, d’écouter de la musique, et de discuter.

Stéphane et moi sommes 24h sur 24h ensemble depuis des mois, dans un espace restreint, et on a toujours autant de plaisir d’être ensemble. Quel bonheur! On se dit souvent à quel point on est chanceux de s’avoir. Nous sommes à l’écoute des besoins de l’autre et on se respecte énormément. On ne se tape pas sur les nerfs, on a une excellente communication, et on rit beaucoup. C’est vraiment exceptionnel et je suis remplie de gratitude d’avoir croisé son chemin!


12 Juin

77 NM seulement de parcourus

La nuit fût très lente. On n’a jamais navigué en faisant si peu de distance, et c’est la 3e journée comme ça. Une légère brise de moins de 10kts. On sait que le vent va tomber complètement demain jusqu’à notre arrivée aux Bermudes. On ne veut pas partir le moteur tant que nous avons du vent. Il n’est pas fort mais on profite de ce qu’il nous offre. On avance à du 2-3Kts/h. C’est calme, tranquille, relaxe. Le problème est qu’il est toujours de face ce vent et qu’il nous empêche d’aller vers l’est. On se rallonge en plus. Lorsque je barrais à la main, je pouvais maintenir un près plus serré (plus près de notre ligne de direction) qu’avec le pilote automatique. Mais il est difficile de barrer pendant de longues heures. J’ai beaucoup de respect pour les navigateurs anciens qui n’avaient pas cet équipement indispensable.

Au matin le vent était à 5kts et est passé à 3kts. Impossible d’avancer à voile. On a fait nos calculs et on devrait être autonome en diesel jusqu’à notre arrivée, selon la distance qui nous sépare en ligne droite. On démarre la machine très bruyante et on se résigne à rentrer les voiles. On ne peut même pas s’aider en faisant voiles et moteur puisqu’on se dirige toujours face au vent. La ligne droite est plus rapide que les grands détours que nous font prendre les way points. On apprend. J’ose croire que ces way points calculés par un programme nous serons plus utiles pour éviter du mauvais temps un jour…

Il fait encore très beau et chaud, et la mer est vraiment calme. Mon capitaine en profite pour à nouveaux inspecter le bateau de fond en comble. Quelques gouttes entrent encore…Rien de grave mais assez pour abimer le bois. Après tous les efforts qu’il a déployés pour s’assurer que rien n’entre, c’est difficile à avaler.  Il se rend compte que malgré toutes les précautions, la vigilance, les efforts quotidiens mis pour que le bateau soit parfait, c’est un objectif impossible à atteindre. Il trouve difficile de devoir s’y résigner. Je tente de l’encourager du mieux que je peux.

Nous sommes entourés d’eau à perte de vue depuis maintenant 6 jours. On a croisé à peine 5-6 cargos et de très loin. Aucun voilier ni autre bateau de plaisance en vue. Par contre on voit plusieurs oiseaux marins qui virevoltent autour de nous.  A plus de 400 milles des côtes, on se demande bien comment ils font pour tenir le coup. Ils planent, tourbillonnent, rasent l’eau, et reprenne leur envol pour nous suivre pendant des heures. Ils ont un petit corps à plumage blanc mais de très longues ailes. On fera des recherches pour au moins pouvoir les nommer.

Il est difficile de pêcher car une sorte d’algues, qui ressemble à des petites billes attachées ensemble, flotte partout sur l’eau depuis notre départ. Elle s’empêtre dans la ligne qui traine dernière le bateau. Comment ces herbes sont arrachées du fond de l’océan (qui est ici à plus de 18,000 pi de profondeur!) et viennent flotter à la surface ? Et tout à coup, ça mord! Branlebas de combat comme à chaque fois. On doit ralentir notre vitesse. On rentre les coussins et tout ce qui traîne dans le cockpit pour éviter de les salir (car un poisson qui saute dans le cockpit, ça peut éclabousser partout!). On se déshabille pour ne pas tâcher nos vêtements (!) Seules nos vestes de sécurité nous couvrent et avec notre harnais, on s’attache au bateau. On ne sait jamais si un gros poisson peut nous faire basculer à l’eau pendant le combat. Stéphane s’occupe de la ligne à pêche et moi je descends sur la plage arrière pour atteindre le fil qui s’étire dans l’eau sur plus de 300pi. Avec des gants je ramène tranquillement le fil afin de libérer de la tension dans notre ligne trop fragile. C’est un gros poisson car il est lourd. Il ne se débat pas comme les mahi-mahi, mais force vers le fond. A deux on le ramène lentement à la plage. Stéphane vient me remplacer sur la plage pendant que je prends sa place à la ligne. Un vrai travail d’équipe. Avec le crochet il peut facilement le monter sur la plage. Il ne combat vraiment pas. Je lui mets du rhum dans les branchies pour l’endormir mais il était déjà presqu’immobile. C’est notre premier thon (un Black fin tuna, assez courant en Atlantique). Il est magnifique! Tout argenté, bien dodu, et de belles lignes noires sur son côté. Il saigne beaucoup et en met partout, imaginez la scène pour mon capitaine! Stéphane fera de beaux gros filets que je préparerai en portions et mettrai au congélateur. Nous avons pour au moins 12 portions de beaux steaks de thon rouge, 1 ½ po d’épais. J’ai mariné 2 portions (si fraîches!) dans un mélange de sauce soya et sirop d’érable, enroulé de graines de sésame, et seulement saisi sur le BBQ. Il était succulent! Plus tendre et plus fin comme goût que le thon acheté chez nous. Mon homme était bien fier!  



Dans la nuit précédente, nous avons eu un petit poisson volant qui a sauté trop haut et qui est venu mourir sur notre pont. J’avais lu des récits de navigateurs qui en parlait mais lorsque ça nous arrive à nous, c’est spécial.

13 Juin

127 NM de parcouru

Toujours le calme plat sur l’océan. Pas de vent, pas de vagues, mais un gros soleil. Nous sommes au moteur depuis hier matin sans arrêt. A 4h ce matin, lorsque Stéphane s’est réveillé, il a transféré les 4 bidons d’essence (4 x 5 gallons) attachés sur le pont, dans notre réservoir. Ils ont tous rentrés…ça veut dire qu’on avait déjà consommé plus de la moitié de notre réservoir. On ne peut pas se fier à la jauge car elle n’est pas précise. Je valide à nouveau notre consommation à l’heure inscrite dans notre journal de bord. Je calcule la distance à parcourir encore, nos heures moteurs restantes, et on devrait être autonome jusqu’à la fin. Ça nous soulage mais on doute. Et définitivement on préfèrerait de loin terminer notre parcours à la voile.

On vit dans notre bulle, complètement déconnecté (sauf pour les communications HF), où la notion du temps n’a aucune importance, et on est bien. On se sent libre, sans aucune restriction de temps. Je me rends compte que c’est un grand luxe de ne pas être pressé aujourd’hui. C’est la première fois que je ressens cette émotion. On ne s’ennuie pas. On n’est pas fatigués d’être sur l’eau. C’est notre 7e journée et aussi incroyable que ça puisse paraître, tous les deux on trouve que ça passe vite. Il faut avouer que nous avons des conditions exceptionnelles. Peut-être aurais-je un autre discours si la mer était plus agitée…

Mais depuis notre départ nous avons notre routine, chacun de notre côté, et nos moments ensemble, surtout pour les repas. On a chacun nos tâches à faire mais on en profite aussi pour lire, écrire, étudier de nouvelles notions météo, etc. J’ai des centaines de livres numériques sur la tablette, gracieuseté de nos amis de Néméa. Ça fait longtemps que je n’ai pas eu la chance de lire autant. Je lis aussi sur les Acores et la navigation dans ce coin-là. Nous avons vraiment hâte d’aller visiter ces îles merveilleuses, de l’autre côté de l’Atlantique! Bientôt!

14 juin

116 NM de parcouru

La nuit dernière, je suis de veille et je vois que notre jauge de diesel indique qu’on touche le rouge! Il nous reste 180 NM à faire et toujours pas de vent. Je réveille Stéphane car j’ai des doutes qu’on se rende. On doit mettre le moteur mais pour combien de temps? On ne peut se fier à la jauge, ni à notre performance. On avait fait nos calculs auparavant, dans l’intracoastal et la Cheasapeake et on devait consommer 0.6G/h. Maintenant on dirait qu’on consomme nettement plus.  Les vagues contre nous fait forcer le moteur et consommer plus rapidement…

En pleine nuit (on a perdu la notion du temps car on fonctionne à « on » 24h/24h), Stéphane retire tout dans la chambre arrière, rejoint le réservoir de diesel, retire tout le scellant et les vis du couvercle et mesure la quantité de carburant à même ce réservoir enfoui loin en dessous. On estime qu’il reste environ le tiers de sa capacité. Un tiers égal environ 13 G. On doit se rendre jusqu’à la fin avec ça. On sait selon les prévisions météo qu’une légère brise devrait se lever durant la journée, on se croise les doigts.

Comme prévu, au lever du jour, une petite brise d’à peine 6-7 kts venant du SO est suffisante pour mettre notre Genneker. Ça fonctionne et on naviguera avec cette voile jusqu’à tard dans la prochaine nuit. On avance, et on sauve notre carburant.




Un léger frimas chatouille les vagues à la surface mais en dessous, c’est d’un calme! De longues vagues qui montent lentement et redescendre lentement, on dirait vraiment des poumons qui se gonflent, que la mer respire profondément. C’est magnifique.
La dernière journée s’achève, on se fait un bon repas de thon, un bon verre de vin, le coucher de soleil est radieux et on se dit qu’on est vraiment chanceux de vivre ça! Tous les deux, nous sommes dans un état de pur bonheur qu’on partage ensemble. Je pense à mon fils, toujours, et il sait que je suis heureuse. Comme moi je sais qu’il était heureux juste avant de nous quitter…


15 juin

Arrivée aux Bermudes

En me réveillant ce matin vers 5h, Stéphane me montre la côte. On voit le sud de l’Ile des Bermudes. Contrairement à ce qu’on voit dans les films, on n’a pas du tout l’envie de crier « terre! terre!». On pense juste à notre atterrissage! Comment ça va se passer? On parle avec Radio Bermuda pour les informer de notre arrivée. On doit fournir un tas d’informations avant notre arrivée. Ensuite les questions : Est-ce que les bouées pour entrer dans le canal étroit pour se rendre dans le Harbourg de St-George sont facilement identifiables? Est-ce qu’il y aura beaucoup de trafic compte tenu des finales de America Cup qui se tiennent justement ici en ce moment? Est-ce qu’on va trouver le quai pour se rendre aux douanes? Est-ce que ce quai sera facile à accoster? De quel côté? Est-ce qu’on pourra ancrer librement même si on s’attend à une foule de bateaux pour l’occasion de cette régate très connue partout dans le monde? Mais l’angoisse de mon capitaine est l’essence. Est-ce qu’on va se rendre?

Et bien oui on s’est rendu! Au moteur et à la voile..., sous quelques averses. Nous avons croisé de magnifiques voiliers de performance, de véritables chefs d’œuvre, s’en aller à leur compétition, à leur bord un bel équipage tous habillée pareil. Ce n,était pas les supers bolides de l’America Cup car eux sont à Hamilton, à l'autre bout de l'Ile. Mais quand même ils étaient impressionnants. Il y avait pas mal de trafic et parmi toutes ces activités, se tenait une autre régate pour des voiliers ordinaires et ils sortaient du canal, tous sous voiles, lorsque nous, on entrait. Les ferrys qui entrent et qui sortent. Les nombreux voiliers ancrés dans le port, le va et vient de bateaux partout, nous avons bien trouvé le quai des douanes. On a bien fait ça. Les formalités de douanes se font faites rapidement. On est reparti aussitôt pour aller ancrer. On a trouvé un endroit parfait parmi la foule de voiliers ancrés dans le port et on a finalement déposer notre ancre pour les prochains jours. Mission accomplie d’une première étape!







Au total nous avons parcouru 922 NM, avons fait 70 heures moteur, et 140 heures de voiles. Ça nous a pris 8 ½ jours au lieu de 7 prévus mais on a le luxe d’avoir tout notre temps alors il n’y a rien là! Nous sommes ravis de cette traversée relativement facile et très agréable. Si toutes les traversées étaient comme celle-ci, je repartirais tout de suite avec mon homme! Il me demande si je regrette de ne pas faire la prochaine étape : Bermudes-Acores, 1800MN? Si je savais que les conditions seraient faciles, oui je partirais. Mais j’ai promis que j’irais à Montréal. J’ai hâte de revoir mes filles, ma famille, mon monde. Toutefois, je réalise que j’aime cette vie à bord toute simple, ce vase clos, cette promiscuité mais surtout cette complicité, cet amour entre nous, cette communion avec la nature, ce rythme lent. Toute ma vie j’ai été dans le feu de l’action. Constamment en représentation, à montrer l’image de moi que je désirais, auprès de mes clients et collègues, mes employés, mes amis, ma famille. Toute ma vie en train de faire plein de projets, de socialiser (beaucoup!), de performer (trop!), de bouger, de prendre soin de mes enfants, de tout le monde. Maintenant je vis retirée avec mon homme, sans rôle à jouer, sans maquillage, au naturel. Je me repose même si la navigation peut être exigeante. En fait je me repose de ma vie d’avant… et j’aime ça!      


Le point de vue de Stéphane :

Autant cette nouvelle vie est idyllique pour moi, autant elle est difficile, stressante, frustrante pour lui. Heureusement que son rêve de voyager et découvrir de nouveaux horizons est plus grand encore que les tâches à faire et le stress de la navigation. Mais pour combien de temps?
Par exemple, après tout le travail acharné accompli à St-Augustine, notre Inverter (appareil qui transforme le 12 volt du bateau en 120V) nous a lâché pendant la traversée : il a passé la journée d’hier à tenter de trouver le problème sans succès. L’appareil est vraiment mort et aucune source d’approvisionnement ici aux Bermudes. Ce bris s’ajoute à tous les menus travaux qu’il doit faire avant de repartir, en plus de trouver la cause des gouttes d’eau qui entrent encore dans le bateau… Aussitôt qu’il termine une tâche, deux autres s’ajoutent encore. C’est sans fin! Il ne peut jamais être en paix et relaxer! 

C’est sans compter la navigation. Il voudrait tant avoir plus d’expériences, plus de connaissances, plus de confiance en lui. Chaque situation qu’on vit est nouvelle. Et c’est lui qui a toute la pression sur ses épaules. En tant que capitaine, il doit constamment prendre les bonnes décisions, faire les bons choix, agir selon les bonnes pratiques de navigation pour toujours être en sécurité mais naviguer de façon performante. Toute cette pression est stressante.

Sans remettre en question notre expédition, il est un peu désillusionné. Il souhaite partager ce point de vue avec d’autres navigateurs. Les avertir que ce n’est pas toujours facile, que les obstacles sont très nombreux, que tout n’est pas toujours rose.

J’ose croire que cette désillusion est temporaire. Elle est principalement causée par le travail à faire tout le temps. A chaque fois qu’il sort un outil, il doit vider les coffres. A chaque fois qu’il a besoin d’une pièce, il doit revirer le bateau à l’envers pour l’atteindre.  Quand je disais que tout est un obstacle… Le plus frustrant pour lui est de voir les autres navigateurs se reposer sur leur bateau pendant que lui s’acharne. Il reconnaît toutefois qu’il se met la barre haute mais c’est sa nature, il en a toujours été ainsi. Je tente de l'encourager et le supporter car je ne peux certainement prendre les outils à sa place...alors je prends en charge d'autres responsabilités du mieux que je peux.

Il m’affirme qu’il est tout de même heureux, et qu’il est content de réaliser son rêve. Il n’aura jamais le regret de se dire « j’aurais dû le faire »… 




jeudi 1 juin 2017

Pas encore à l'eau...

1er Juin

Je me souviens que dès que les filles sont reparties le 30 mars, nous nous sommes mis en mission de faire réparer le safran pour de bon. Ça fait donc plus de 2 mois et ce n'est toujours pas réglé! J'apprends la résilience et la patience...Une chance que nous n'avons pas un travail qui nous attend, et que nous avions pris une sabbatique juste pour ce projet. On serait pas mal plus frustrés. Malgré tout, on reste zen et on se dit que nous sommes toujours en apprentissage. On apprend également à mieux connaître notre bateau ainsi que les technologies et outils de navigation, ce que nous n'avions pas eu le temps de faire avant de partir. Faut voir les bons côtés...

Nous sommes sortis de l'eau depuis 3 semaines et 2 jours aujourd'hui et on n'ose même pas espérer quitter le chantier maritime d'ici la semaine prochaine. Le matériel spécial pour fabriquer la pièce qu'on collera au bateau pour accueillir le safran est en commande mais pas arrivée à ce jour! Il faut ensuite fabriquée cette pièce, dessinée sur mesure, qu'on nous l'envoie, qu'on l'installe ici, et qu'on nous remettre à l'eau... en plus, il faut que tous les intervenants (ici et fournisseurs externes) soient alignés et synchronisés, ce qui serait un exploit en soit. L'industrie maritime ici en Floride n'est vraiment pas accommodante, ni orientée service à la clientèle. Ils ont une telle indépendance qu'ils sont même arrogants. Les clients viennent quand même et sont tous désespérés à trouver des solutions à leurs problèmes de bateaux, coûte que coûte... conséquence = $$$

Et des problèmes sur un bateau, il y en a tout le temps. Je cite mon capitaine: "mais c'est jamais fini! L'entretien d'un bateau c'est une histoire sans fin! Nous n'anticipions pas l'ampleur des choses à faire. Et nous avons un voilier extrêmement bien entretenu! On imagine les bateaux qui ont manqué d'amour... ça doit être décourageant. On nous avait informé que tout brise sur un voilier et qu'il faut constamment réparer, remplacer des pièces, diagnostiquer un problème et trouver sa solution. C'est vrai! Et on ne fait que commencer notre périple... Il faut admettre qu'on profite du temps d'arrêt pour tout faire en même temps, alors les efforts sont plus concentrés, par conséquent mon capitaine est fatigué et écœuré... avec raison. Tout ce qu'il fait comme projet est, pour la plupart, une première fois. Il apprend sur le tas, et encore et toujours, j'admire sa persévérance. Des jours on pense avoir avancé, le lendemain, on trouve un nouveau problème et on a l'impression de reculer.

Il a trouvé des gouttes d'eau sur un mur de la chambre arrière. Après avoir tout revirer à l'envers, on se rend compte que c'est une vis qui retient notre arche extérieure sur le pont qui coule. Grosse job! Il faut libérer du poids sur l'arche, la solidifier avant de retirer les vis, il doit faire du fibre de verre pour solidifier la base, ajouter une plaque solide taillée sur mesure pour une meilleure prise, et réinstaller le tout. Ça nous a pris 2 jours! Moi je suis l'assistante, telle une infirmière qui fourni les instruments au chirurgien! Un travail d'équipe...Je suis loin de mon travail de gestionnaire et de mes réunions avec les client! Mais je ne veux pas être nul part ailleurs!

L'installation du nouveau tangon de genois: une autre aventure! Personne pour nous guider comment faire, on doit se débrouiller. On fait des recherches, on parle à différentes personnes ainsi qu'au fabricant et ils ont tous leur avis, mais rien de très concret, ni constructif... On discute ensemble, et pour chaque étape, on se dit que deux têtes valent mieux qu'une. Mais on doit se fier à notre instinct peu expérimenté. A quelle hauteur on installe ça? Comment va-t-on le manier? Qu'est-ce que ça prend pour faciliter la manipulation en pleine mer? Stéphane a dû percer 33 trous dans le mat pour installer la rail qui accueillera le tangon ainsi que 12 autres pour les pièces accessoires. Ce n'est pas juste percer avec une drille! C'est poinçonner avec des outils de différentes dimensions, percer, nettoyer, faire les "treads" pour accueillir les vis, graisser, visser, une par une, pour 45 fois! 1 1/2 journée pour ça! Au gros de soleil! Quel courage et quelle patience! Et en plus, il garde le sourire! Je l'aime...


On commence à s'inquiéter car le temps file et nos échéanciers sont à nouveau reportés. On avait planifié être aux Bermudes à cette date, après avoir longer la côte est américaine jusqu'au en Caroline du Sud. En quittant d'ici, on doit se résigner à laisser tomber ce trajet et prendre la mer directement de St-Augustine pour les Bermudes. Une distance plus longue à faire d'un trait: 880 NM (1584 km). Ce qui veut dire environ 7 jours en ligne. Nous avions fait 660 NM lors de notre première traversée Beaufort-Spanish Wells, Bahamas. Mais on a tellement hâte de se remettre à la barre et de poursuivre notre voyage, que ce 7 jours ne nous effraie pas. On le voit même de façon très positive. Nous sommes prêt à relever ce challenge! Nous sommes mieux expérimenté, on maîtrise mieux les outils de navigation, nous allons mieux gérer notre mal de mer et notre alimentation, et les fenêtres météo des prochaines semaines n'annoncent rien d'inquiétant. On sera guidé à distance par un nouveau collaborateur: Philippe Candelier. Philippe était un des profs de navigation que j'ai eu avec l'Escadrille Marine. Il est beaucoup mieux expérimenté que nous (navigation au large de la Bretagne, sa terre natale) mais surtout, il est ferré en informatique, outils technologiques, météo, etc. Il navigue aussi sur le Lac Champlain avec Nathalie sa conjointe, sur Fulub, et nous avons eu de belles mais trop courtes rencontres auparavant. Nous avons gardé contact et il a généreusement accepté mon invitation à participer à notre aventure à distance. Je le remercie sincèrement pour son rôle de coach autant que son rôle de routeur!  

Ce temps d'attente nous alloue du temps précieux pour l'entretien du bateau, mais apporte aussi du temps pour penser. Et me force à vivre mon deuil... Je vis difficilement la perte de mon fils et je comprends que je dois laisser beaucoup de place à l'expression de mes sentiments, alors je pleure beaucoup! Heureusement je suis toujours bien entourée et supportée par mon amoureux et par mes proches (une chance que nous avons wifi :-))). 

Alors il ne nous reste qu'à se remettre à l'eau! C'est une question de quelques jours. On garde le moral, malgré notre écœurement de la chaleur intense, des moustiques, de la saleté du chantier maritime, de l'odeur épouvantable de l'usine d'épuration des eaux et des écuries municipales juste à côté... On profite de la piscine municipale en face pour quelques longueurs en fin de chaque journée, et je continue à faire de bons petits plats. Il faut continuer à se gâter quand même!